samedi 6 décembre 2014

 ECLAIRS DE VIE

   Dans mon petit hameau, au nord de la Dordogne, à première vue rien n’a beaucoup changé. Mais la vie au quotidien n’a plus les charmes d’antan. Tout a commencé dans les années 60, après ces années d’euphorie de l’après-guerre. Un monde nouveau s’était ébauché. Et ce sont les premiers postes de télévision en noir et blanc, ouverture magique sur le monde qui bouleversa notre vie! Je me souviens enfant, auprès de mes parents, instituteurs à Borrèze, ma joie quand le mercredi soir à 21 heures nous étions assis dans l’unique café restaurant de Salignac Fénelon, le seul à posséder la télévision noir et blanc,  pour suivre sur cette petite fenêtre l’émission la  Piste aux étoiles de Gilles Margaritis retransmise du Cirque d’hiver à Paris.  Assise sur ma chaise, les deux pieds arrimés sur les barreaux, la tête levée vers cet écran j’ouvrais grand mes yeux éblouis.
Puis, peu à peu, l’écran magique s’installa dans les maisons, jusque dans les fermes les plus isolées qui toutes exhibaient fièrement ce petit râteau sur la toiture.
Mais les portes peu à peu se fermèrent.
Les douces soirées d’été dans les villages perdirent de leur charme. Autrefois tous ensemble, sur les bancs et les chaises de paille, nous nous réunissions  pour bavarder. Là, les paysans se détendaient en évoquant les problèmes quotidiens, les récoltes, les moissons à venir, du temps qu’il ferait, ou de la nouvelle lune propice au semailles. Les anciens eux, se souvenaient et faisaient partager leur expérience, car ils connaissaient si bien les lois de la nature perpétuées ainsi depuis des siècles par les ancêtres. Ils  racontaient aussi des histoires. De vieilles histoires du temps où ils étaient jeunes qui nous ravissaient tant elles étaient drôles et pleines d’émotion. Et sous la voûte du ciel tapissé d’astres comme des milliers de petits diamants,  nous, les enfants blottis sur les genoux d’une tendre grand-mère, la tête levée vers le ciel, nous écoutions les vieux nous parler des planètes tandis que nous comptions les étoiles filantes en faisant des vœux. Le  chaud parfum des foins coupés, mêlé à celui des roses thé et aux tilleuls  ambrés de miel, nous titillait les narines tandis qu’un concert de grillons nous assourdissait un peu et que le marchand de sable nous déposait doucement de la poussière dans nos yeux. Et je me souviens encore de cette petite fille que j’étais, lovée dans les bras de sa grand-mère en suçant son pouce, s’endormait rassurée sur sa forte poitrine.  Cette petite fille choyée et adorée qui ne savait pas qu’elle vivait là ses plus doux moments de bonheur et de sérénité.
Au temps des moissons, nous suivions en chantant les femmes qui portaient de lourds paniers d’osier contenant des victuailles. Il nous fallait franchir cinq kilomètres pour rejoindre le vallon où les hommes depuis l’aurore faisaient les foins à la faux. Le repas de midi était attendu avec bonheur et impatience. Près du frais petit ruisseau à l’ombre des peupliers frissonnants, dans les hautes herbes  nous étendions  de larges draps blancs de lin et nous aidions à disposer, le jambon, les pâtés, les rillettes et les couronnes de pain. Puis dans la fraîcheur du courant nous posions les bouteilles de vin et d’eau bien droites pour qu’elles ne se renversent pas. Les hommes arrivaient  en sueur et couverts de poussières de pollens.  Dans l’onde fraîche ils faisaient gicler l’eau sur leurs visages et leurs torses brûlés de soleil,  puis ils nous prenaient sur leurs épaules et se mettaient à faire des rondes folles dans nos éclats de rire, tandis que les femmes nous rappelaient à l’ordre.
Et puis venait l’hiver. Alors il y avait ces longues soirées quand nous nous réunissions les uns chez les autres, blottis autour d’un grand feu dans le cantou qui crépitait. Les grands-mères nous confectionnaient d’étranges poupées avec les  cadouflets, ce qui restait quand l’épi de maïs était égrené, et qu’elles habillaient de vieux chiffons et de dentelles élimées, tandis que  les hommes à la table s’adonnaient à d’interminables parties de belotte en riant et en se taquinant. Les femmes et les enfants écoutaient les vieux raconter des histoires de loups garou, de fées et de lutins, de soirs de Carnaval quand les chats du pays se hâtaient vers le Sol de Peyre dans les bois d’Archignac, pour danser. Et souvent nous tremblions de peur, serrés contre nos grands-mères qui nous entouraient de leurs bras avec une infinie tendresse. Dans le feu nous jetions les châtaignes entaillées d’une croix pour éviter qu’elles n’explosent, et que nous dévorions avec gourmandise… Et sur les hauts chenets séchaient les précieuses guirlandes en tortillons de pelures d’orange qui diffusaient un subtil parfum dans les infusions et le vin chaud !
Enfin Noël arrivait et nous les enfants étions fous d’impatience. Il fallait tout d’abord rejoindre la petite église du village voisin pour assister à l’incontournable messe de minuit.  Il s’agissait là d’une véritable expédition. Dans le froid aiguisé comme une lame et souvent dans des chemins couverts de neige à travers bois nous marchions en ordre. Les hommes devant ouvraient la route avec  leurs lanternes et les femmes venaient derrière  en serrant fort les enfants par la main. Ces forêts étaient effrayantes et dans ces touffeurs noires entrelacées nous devinions des monstres à l’affût et les fameux loups garous mangeurs d’enfants… Mais au loin la sonnerie des cloches  de notre petite l’église, en appelant ses ouailles  nous rassuraient et nous chantions à tue-tête pour nous donner du courage : Il est né le divin enfant…
Au retour, la rituelle soupe à l’oignon qui mijotait dans l’âtre allait nous réchauffer, juste le temps de verser dans la soupière de pain de seigle taillé en fines tranches, le bouillon  au fumet inoubliable. Puis devant un genièvre coupé  on découvrait en tapant des mains et en criant de joie, que le Père Noël ne nous avait pas oubliés. Dans nos petits sabots de bois il y avait une poupée de son, joliment vêtue, des cubes de bois colorés,  des échasses,  une marionnette du curé Don Camillo, les éternelles pralines et l’orange rien que pour nous, venue de pays chauds.
 ECLAIRS DE VIEAujourd’hui, les bancs de pierre sur la place du village ne servent plus à rien. Les chaises de paille ne s’alignent plus  sur le seuil des maisons  dans la fraîcheur des soirs d’été. Les parties de cartes  aux soirs d’hiver dans les fermes  ont fait leurs temps. Les façades des maisons sont aveugles. Les portes sont fermées à triple tour. Les volets comme des paupières mortes sont clos. La télévision a fait son œuvre et a gagné du terrain en appelant ses fidèles brebis assidues. Chacun chez soi. Et le monde peut s’effondrer, et le voisin peut bien appeler au secours… Il fut un temps où nous étions une communauté, une grande famille où l’entraide et l’amitié serraient les rangs. Un temps où l’on se respectait, où l’on aimait l’autre. Un temps d’échange et de partage. L’époque bénie où celui qui était dans la peine pouvait compter sur des mains tendues, ou celui qui n’avait pas les moyens  de s’offrir un tracteur puisque les temps voulaient que l’on produise plus et plus, toujours plus de rentabilité pour survivre, il pouvait emprunter le tracteur du voisin mieux nanti. Et ce fut l’escalade, l’outillage et la mécanisation à outrance et le « chacun pour soi ». Les heures bleues de partage elles aussi avaient fait leur temps.
Les campagnes ont maintenant perdu leur âme et se sont déshumanisées. L’heure n’est plus à la compassion et la pitié, ou l’amour de son prochain. On s’est enfermé dans une bulle pour survivre d’où émergent doucement les pensées les plus nocives comme l’individualisme, la jalousie, l’égoïsme,  la vanité et l’orgueil et souvent   la méchanceté. Parmi ces paysans taillés dans le roc, habitués par la force des choses à ne pas faire de sentiments, confrontés chaque jour à la dureté de la vie,    on rencontrait autrefois des cœurs  tendres et généreux, des âmes pures. Il en reste encore mais ils sont rares.
Aujourd’hui on oublie aussi ces antiques outils - il faut bien qu’on s’en débarrasse – qui, comme de pathétiques squelettes finissent au fond d’une décharge, démolis, corrodés, enveloppés de lichens et oubliés.
De même, les  vieux sont relégués dans des hôpitaux pour y mourir. Ils n’ont plus leur place et encombrent. Ils ne servent plus  à rien, ces malheureux à la peau tannée et flétrie,  aux mains calleuses, qui ont bâti  à la sueur de leur front et ont tout donné. Ils méritent pourtant  notre respect et tout notre amour.
  J’ai gardé précieusement le brabant, ces charrues aux socs rouillés et ces vieilles charrettes, les échelles faites des mains de mes aïeuls. Ils  sont là  pétris  de noblesse et de gloire, encore si vivants et me racontent encore leur histoire.
Et puis il fallait que je trouve ce mince fil d’or dans un écheveau d’années englouties par le temps. Il fallait que je retrouve un appel d’oiseau envolé, que j’entende une musique plus tenue qu’une nappe de brume au soleil levant, comme un rêve oublié dans mes souvenirs comme des pages vierges. Retrouver mon passé et ses chers disparus qui le peuplent. Faire ressurgir ces émotions et ces souvenirs si importants et sacrés, réveiller à mon âme l’enfant que je fus et entendre à nouveau la musique qui se joue dans mon cœur.
   Alors je suis rentrée au pays définitivement et dans cette solitude consentie je me reconstruis peu à peu en laissant passer le temps comme une douce pluie de printemps.  Car pour se réparer il faut aller sans but et vider son énergie comme une comète.  Sous la pluie qui ruisselle, je regarde au travers ces lignes floues  ces forêts qui me sont  familières et me rassurent. La terre se gorge d’eau et devient moelleuse et souple sous mes pas. Les gouttes de pluie une à une  finiront par  effacer mes angoisses et mes cicatrices. Ici, dans ce Périgord Noir de mes ancêtres, mes racines sont profondes mais  dans le tourbillon de la vie et le dédale de soucis, je me suis éloignée à en perdre mon âme. Le temps était venu pour moi de retrouver les saisons de mon enfance et ce cycle ininterrompu, les printemps des perce-neige et des timides violettes, des pervenches et des roses et des papillons multicolores ivres de joie, les couleurs de l’automne, adossée à ce chêne centenaire, au tronc noueux, fier et droit, qui n’a jamais ployé.   

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