jeudi 5 novembre 2015

Recherche de la France, entre fatalité et liberté.



"Interroger l'avenir met en jeu la nécessité, voire la fatalité, et la liberté. Agir sur l'Histoire, dans l'Histoire, est prendre la mesure, par l'action, du jeu de l'une par rapport à l'autre. On ne sait pas toujours quelle Histoire on fait, si l'action est utile ou vaine, ou si elle ne va pas se retourner comme un boomerang. Depuis au moins Hegel, c'est un topos d'étudiant que d'évoquer le travail ironique des hommes, qui peinent, souffrent, tuent et meurent pour, finalement, aboutir exactement à l'inverse de ce qu'ils espéraient. La force des choses est dotée d'une énergie ravageuse et cocasse, apparemment engendrée par un esprit malin. On empoigne les manettes de direction de la grosse locomotive en croyant l'orienter, et on se retrouve dans une gare qu'on n'avait pas prévue, dans une voie de garage, ou dans l'abîme. La mémoire est hantée de colossales catastrophes, qui avaient commencé par le souffle frais et vivifiant de l'espoir. La marche de l'humanité est semée de chemins de traverse, qui la mènent là où elle ne voulait pas se rendre. La vie est un vaste déménagement, disait Baudelaire, et le monde, un hôpital. On ne fait que changer de lit, quand on en trouve un. Qui abandonne le sien peut se retrouver sur une mauvaise paillasse.

Les Cisterciens, au XIIe siècle, entreprirent de revenir aux sources du christianisme, à la simplicité évangélique, pure et dure : ils finirent, à force de pénitence et de vertu, par valoriser le travail, qui présentait, jusque là, une connotation péjorative. Le monde moderne, avec ses injonctions de productivité et d'ascèse laborieuse, était né. La quête des racines avait conduit à défricher l'avenir. Même engrenage pour le calvinisme. La logique des anabaptistes, d'égalité universelle et de démocratie directe, aboutit à un totalitarisme radical. Tout dissident était un paria, la fusion dans le groupe était la loi, contredisant ainsi toute singularité. Les pires étaient, en Moravie, les huttérites. L'eschatologie christique, semblable à l'annonce, par Joachim de Flore, du troisième règne, celui de l'Esprit, portait en elle l'idée de progrès, qui allait empoisonner le monde à partir du XVIIIe siècle. La naissance de la nation, concept « progressiste » par excellence, avec Philippe Auguste, qui se veut empereur en son royaume, non seulement déchire la tunique du Christ et brise le sceau de l'Empire européen, mais annonce, par l'idée de communauté chapeautée par l’État, l'individualisation des hommes, arrachés à leurs patries charnelles. Le patriotisme national est un pas dans la direction de la modernité destructrice. Les guerres de religions, au XVIe siècle, sécularisées en conflits idéologiques, nous ont donné le libéralisme, en soi indifférent aux croyances, et la Raison d’État, illustrée brillamment par Richelieu, mais que toute l'époque appelait, et qui devint, en philosophie et en littérature, l'utilitarisme. Les moralistes, comme La Rochefoucauld, sont conséquents lorsqu'ils démontrent l'impossibilité de l'héroïsme et de l'amour ; quant aux sensualistes des Lumières, ils ne font que tirer les conséquences de la disparition progressive de la Religion transcendante. Le règne de la Raison est un retrait du divin et l'assomption de l'homme, triomphe révolutionnaire, qui se noiera dans les flaques de sang de la place de la Concorde. On se bat pour la Liberté, avec une majuscule, et on réduit le peuple en esclavage. On veut la libération des êtres, et on les livre à la cupidité. C'est toute l'histoire des deux derniers siècles, qui ont laissé un goût amer. Le XIXe siècle, dont nous ne sommes pas sortis, possède, en germe, tout le grotesque de l'époque actuelle, synthétique, syncrétique, saint crétin, avec le pathos qui est le sien, l'hystérie occultiste et l'optimisme béat, la magie noire, la nécromancie, les tables tournantes, les esprits frappants, et le scientisme, le culte de la femme et de l'enfant, la foi dans le progrès indéfini, illimité, sans tabou. La lumière vient à bout de l'ombre, Satan est réhabilité, il n'y a plus de méchants, sauf l’Église qui, de toute façon, finit dans les poubelles de l'Histoire. Le XXe siècle, l'ésotérisme en pratique, avec ses masses sidérées, ses gourous éructant, ses forces du Bien en lutte contre les forces du Mal, ses flambeaux, ses illuminations, ses spectacles liturgiques grandioses, ses feux d'artifice d'enfer, n'est que l'illustration mirifique de ce programme de génie. Tout finit alors par le dernier homme, exténué, flasque, sans âme, sans grandeur, sans grâce, obscène. Au début des deux Guerres mondiales, on criait « A Berlin ! », ou « A Paris ! », et tout le monde se retrouva, une fois que les fumées de la fête se furent diluées dans l'atmosphère, avec les flonflons des marches militaires et le fracas des pétards, dans les supermarchés, ces Églises étincelantes et hygiéniques de la nouvelle Religion planétaire.

Notre époque oublie facilement, parce que, depuis quelques siècles, on adore croire dans le lendemain - c'est ce qu'on appelle la foi dans le progrès - mais sans que la sagesse des échecs ait modéré nos élans. Les Grecs anciens, comme tous les Anciens, sauf les Juifs, qui croyaient dans la venue d'un Messie, estimaient que l'espoir était un réflexe d'esclave, qui aspirait, par moment, à sa libération. Le christianisme a appris à l'Europe l'Espoir. Ou plutôt l'Espérance. Une Espérance qui devait tout à la grâce de Dieu. Un faux espoir, terrestre, nous ronge. Le présent est toujours conçu comme la présence de l'injustice, du désordre, du chaos, de l'anormalité, de la folie, qu'un remède guérira. Comme s'il y avait un médicament pour soigner la vie ! Tout âge a, plus ou moins, cette certitude, ou cette sensation. Une révolte, le désir de changer, de bouleverser la donne, ne préjugent en rien de la logique en soi des effets qui s'entrechoquent et conduisent à l'émergence d'autres problèmes, parfois plus graves que ceux qu'on voulait résoudre. Vanitas vanitatum omnia vanitas. Le conservatisme, tel par exemple qu'il était invoqué par Edmund Burke, contre les prétentions démiurgiques de la Révolution française, insiste sur les vertus de la lucidité. Car non seulement la Terreur républicaine a liquidé plus d'êtres humains que tout le XVIIIe siècle monarchiste, afin d'imposer à la société le bonheur et l'égalité, mais on a supprimé aussi les associations, les ordres, les corporations, les « privilèges » (qui étaient des statuts imposant des droits, mais aussi des charges), enfin tout ce qui était destiné à protéger les individus en les insérant dans un réseau de groupes agencés par une vision totalisante de la communauté nationale et humaine. En brisant cette armature que les siècles avaient bâtie et consolidée, en faisant tabula rasa, en croyant que l'homme était voué naturellement à la liberté nue, on le laissait au déchaînement des puissances occultes, à la furie de la destruction, au plaisir du saccage. Baudelaire justifiait ainsi sa participation à l'insurrection de 1848 : c'était la jouissance luciférienne de l'anéantissement qui l'y avait poussé. L'action est toujours, d'une certaine manière, sous l'emprise de l'Ennemi. Toujours, elle sert à se désennuyer, comme l'ivresse, souvent, elle saccage ce qu'il y a de vraie bonté en l'homme. L'Histoire est bâtie avec les pierres du Mal, elle compose avec le Diable, et l'humain est contraint d'ériger ses cités avec ce matériaux. Le plus miraculeux est qu'il parvient, parfois, à leur donner les apparences du Ciel.

La subjectivité n'est pas chose simple. Les motivations qui poussent à agir sont complexes, et ne relèvent pas d'intentions aussi pures que celles d'un ange. La pensée française, au moins, a eu l'intelligence, quelque peu janséniste, de mettre en garde contre les intermittences du cœur. Toutefois, certains bons esprits croient encore à l'innocence du cœur. Victor Hugo, cet imbécile à plume, n'était certes pas avare d'épanchements simplets de nourrice attendrie, ou de vomissements salubres contre le méchant Mal. La moraline est un naufrage intellectuel. Notre société est infestée de virulents Hugos, ou de vibrantes Hugotes, qui nous pourrissent l'existence avec leurs leçons de morale. Il n'y a pas un éducateur, un sociologue, un psychologue, un politologue, qui n'emprunte, pour disséquer le corps social, surtout quand il s'agit des naufragés de la vie, les femmes, les enfants, les immigrés, les handicapés etc., tous vulnérables et victimes des méchants, une voix tremblotante d'émotion, d'amour, d'adoration, et de haine contre ceux qui font encore obstacle à la lumière du progrès.

Être un Français, c'est, si je puis invoquer une nature qui serait une marque d'identité de notre nation, ne pas être dupe. Une ombre massive de soupçon plane sur la sincérité, y compris la nôtre.
Une fois cette vérité rappelée, que faire ? Qu'est-il possible de faire ?

Il est bien évident que l'on ne doit accorder sa confiance à personne, surtout à ceux qui prétendent défendre nos intérêts, à supposer qu'ils sachent quels ils sont. « Ce qui fut sera, Ce qui s’est fait se refera, Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Avoir la foi du charbonnier est peut-être une bonne chose quand il s'agit d'aller mourir sur un champ de bataille, mais beaucoup meurent inutilement.
Ce qui ne signifie pas qu'il ne faille rien faire. Mais je suivrais volontiers Mérimée, qui avait gravé sur sa broche, en revers : « Souviens-toi de se méfier. »
Il n'est pas dans mon intention de désespérer internautes identitaires, colleurs d'affiches et habitués des brasseries.
Ni de les encourager, d'ailleurs.
Je me moque tout aussi bien du peuple, que de la république, ou de la laïcité.
Je place la France à un étiage plus haut que notre âme peut encore aller, notre pauvre âme si rabougrie. Seule Jeanne était capable d'atteinte le faîte de la grâce.
Mais, hélas, il est fort possible que, si Jeanne n'avait pas existé, la France, à la longue, fût devenue ce qu'elle fut, et ce qu'elle devint. Tant la force des choses transcende la force des hommes. On croit déplacer des montagnes, et c'est, de fait, la terre elle-même qui s'est soulevée.
La geste de Jeanne fut-elle inutile ? Elle est un témoin de ce que l'être humain peut faire, un signe que l'on est capable, par le sacrifice et l'honneur, d'atteindre la lisière des territoires de Dieu, là où se touchent Cité terrestre et Cité de Dieu.
Qui porte son regard sur les cinq ou six siècles qui nous précèdent, pour peu qu'il ne verse pas dans les erreurs du progrès, des Lumières, de la Raison, de la Liberté, de l'Individu, du Confort, de l'Hygiène, enfin dans toutes les superstitions qui ont transformé notre âge en obscurantisme, en âge des Ténèbres, verra que tout changement a été une dégradation de la qualité d'être, de la puissance d'exister, de la substance vivante. Nous ne sommes plus que les ombres de nos ombres. Et il n'y a aucune raison que ce processus s'inverse.
Ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille réagir, je le répète. Car il faut bien subsister, voire demeurer, vivre en sa demeure, malgré tout, même si tout est vain. Qu'y a-t-il encore à conserver ?
La nature actuelle de l'homme, Français ou pas, est telle qu'il est inconcevable d'attendre un sursaut noble et sain. C'est comme un homme, dans un tunnel sans issue, qui lutterait contre d'autres hommes, dans le noir absolu. Les mots sont pipés, les idées confuses, et, surtout, la mémoire déficiente, menteuse et viciée.
L'individu postmoderne est conçu pour le monde où il flue. Rien ne peut transformer un liquide visqueux en roche de basalte. A moins de le geler.
Qui voit froidement le monde comme il est ?
M'interrogeant donc sur ce qu'est « être français », outre la question de la langue, qui est un vaste programme, je n'ai pu répondre que par une aporie : cela consiste à imiter Jeanne. Pari impossible, assurément. C'est comme mettre le Néant à côté du Tout.
Il faut l'imiter, malgré tout. Non point mourir, inévitablement, sur le bûcher, mais faire plus confiance dans les voix de Dieu que dans celles des hommes.
Je me suis vu « païen » longtemps. C'était un vocable comme un autre, une valise portée entre deux hôtels. Tout le monde sait que ce terme ne signifie rien. Je ne parle pas seulement de l'éventualité de prier Athéna, Astarté, Isis ou Osiris, ce qui est ridicule, mais on ne saurait concevoir de religion qu'incarnée dans une tradition, une structure, un rituel.
J'en ai conclu que la seule religion encore accessible à un Français était le christianisme, sous sa forme catholique.
Catholique signifie « universel », ce qui ne veut pas dire voué à la fusion planétaire, dans le magma inhumain du marché, de la consommation et de l'hédonisme de masse. Le christianisme, c'est la singularité en acte.
De plus, catholique implique l'idée d'intégration. L’Église intègre le legs antique, la religiosité et la sagesse des Anciens, en portant plus haut le message divin. L'incarnation est la garantie que Dieu est là, et qu'on peut avoir accès à son esprit.
Le catholicisme est aussi, plus charnellement, la religion visible, nos églises, nos sanctuaires, nos monastères. Pourquoi chercher ailleurs ?"

Claude Bourrinet.

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